17/07/2025

Taiwan Today

Taiwan aujourd'hui

La «vache» de l’Orient

01/03/1985
Le « lait de soja ».

Le riz mis à part, la caillebotte du lait de soja, ou plus simplement le tofou [ 豆腐, pron. toô-jou ]* , est probablement l’aliment le plus répandu en Chine. Il est non seulement bon marché et très nutri­tif, mais il s’accommode facilement à toutes les cuisines régionales. En famille, il est rare qu’on se mette à table sans au moins un plat à base de tofou.

Si l’alimentation occidentale s’est longtemps axée sur les produits laitiers et la viande de boeuf, elle s’est plus ré­cemment tournée vers le soja pour la fabrication de produits alimentaires com­plémentaires. Mais justement, ces petits haricots de soja jouent toujours un rôle très important dans toute la cuisine chi­noise. Et, bien que toutes les cosses de soja et les farines soient aussi très popu­laires, c’est de la caillebotte du lait de soja, ou du tofou, que l’on dépend le plus pour préparer un plat délicieux et bon marché. Le tofou peut s’adapter à toutes les recettes, accompagner les mets les plus fins, rehausser les viandes, les poissons, les légumes et les potages. On peut soi-même créer toutes sortes de préparations et de goûts différents, des gâteaux sucrés et salés. Parmi les plus célèbres plats de tofou, citons le tofou à la seutchouanaise, ou Mapo-tofou, le tofou farci à , le tofou paysan et le tofou braisé.

La caillebotte [du lait] de soja, ou le tofou, est en fait le produit caillé en masse, fade et flasque, du lait de soja qu’il est pratiquement impossible à produire chez soi. Le broyage des haricots jaunes de soja, le délayage de la bouillie sous pression à la vapeur et la cuisson à feu doux du lait pour le faire précipiter en cette masse gélatineuse prend beaucoup de temps et demande un travail considérable. C’est pourquoi, la fabrica­tion de tofou en Chine, en l’occurence à Taïwan, est laissée à des « cuisines » spéciales.

Aujourd’hui, la fabrication de tofou est toujours artisanale. Il n’y a guère d’équipements modernes et pas de normes strictes de production. En gros, les méthodes n’ont pas tellement changé depuis des temps plus reculés. Toutefois, la production a dû se moderniser pour ré­pondre aux exigences de la main­ d’oeuvre. En effet, les heures de travail quotidiennes se situent entre minuit et l’aube afin que le tofou arrive frais au marché le matin, or peu de gens acceptent ces conditions rigoureuses.

Le tofou « moulé» sur les plateaux.

La fabrication du tofou.

A Taïpei, les machines se mettent à tourner à partir de minuit dans les fabriques de tofou afin que le « lait » et la « viande » puissent être servis sur les tables de chaque foyer le lendemain. En effet, de ce moment jusqu’à l’aube passée, les machines des fabriques de tofou vrombissent pour transformer les haricots jaunes de soja en une sorte de flan blanc, compact. C’est une course contre la montre pour pouvoir satisfaire les appétits matinaux. Les installations de ces fabriques sont bien sûr de grande dimension pour la production en masse: des chaudières, des cuves, des presses à poids et des compresseur à vapeur. L’ensemble, trompeur, ressemble plutôt à une forge qu’à une « cuisine » géante.

Peu d’opérations répétées quotidien­nement dans un temps aussi limité peu­ vent se comparer à celles de la fabrica­tion de tofou. Dès les premières heures de la journée, des hommes secs et ner­veux, enveloppés d’un tablier blanc et chaussés de bottes luisantes en plastique, les bras aux veines apparentes et aux muscles tendus, sont à l’oeuvre.

Dans une fabrique de tofou de l’ave­nue Hoping à Taïpei, les « cuisiniers » se déplacent avec rapidité et précision sur le plancher à plusieurs niveaux autour des conduites qui amènent l’eau. L’hor­loge murale marque 4h 45. Dehors, comme le ciel commence à pâlir, ces hommes s’attèlent à la dernière fournée de la nuit. Dans cette aire de travail, l’air est lourd d’une vapeur embaumée d’une mixture de briques et de bois mouillés.

Les plateaux des moules en bois dé­trempés sur lesquels se trouvent les carrés de tofou s’empilent en tours vacillantes. Les différents niveaux de la machinerie disposée sur des estrades aux pieds en bois s’étalent comme sur une scène dans un tiers de la salle. L’équipement usé témoigne de son utilisation in­tensive. La petite fabrique produit en effet chaque nuit deux cent cinquante moules de tofou, l’été, et jusqu’à cinq cents, l’hiver. Les besoins alimentaires sont moindres pendant la saison chaude.

Après une sélection minutieuse des graines, les haricots jaunes de soja sont livrés à la fabrique. Là, ils d’abord mis au trempage dans de grands caissons en matière plastique d’eau froide. Ils trem­pent de quatre à huit heures jusqu’à ce qu’ils soient à point pour le broyage. Des ouvriers maniant de grandes écumoires en remplissent une machine en forme d’entonnoir haute jusqu’à la taille. De l’eau bouillante tombe goutte à goutte et se mélange aux haricots que la machine commence à broyer. En quelques ins­tants, une bouillie blanche sort de l’ori­fice de l’entonnoir pour tomber dans une cuve à même le sol. Cette bouillie est alors aspirée par une conduite disposée dans le sol et est dirigée vers le haut du mur de derrière au-dessus d’un im­mense chaudron suspendu au plafond. Ce chaudron crépitte et toussotte à mesure qu’il reçoit la bouillie, puis il s’établit un mouvement rythmé et simotant. Marchant de pair avec la bouilloire, le chaudron laisse échapper par moments de grosses bouffées de vapeur tandis que la bouillie de haricots cuit à l’intérieur. Son fonctionnement se combine avec l’alimentation en vapeur provenant de la bouilloire et la pression intérieure.

Comme cette bouillie de haricots cuit à la vapeur dans le chaudron, une nouvelle fournée de haricots trempés fait son entrée dans le broyeur, juste au­ dessous. Avant que le nouveau charge­ment ne soit aspiré par la conduite du sol, on ouvre la valve à pression de la bouilloire, et une purée toute bouillante et blanche comme de la chaux sort du ro­binet pour tomber dans le mélangeur. Des seaux d’eau fraîche sont versés en vitesse sur cette purée tandis que les bras tournants du mélangeur se mettent en action. Un liquide onctueux et chaud premièrement produit par cette baratte est alors aspiré et, à son tour, versé dans un grand bac.

L’ouvrier qui s’occupe de cette opération recueille avec une grosse cuiller ce liquide de soja du bac pour le reverser sur la purée grumeleuse du mélangeur. Dès lors, on n’ajoute plus d’eau. De cette façon, le lait s’enrichit et s’épaissit. Ce mélange est répété plusieurs fois. Pendant ce temps, une nouvelle purée de haricots qui sort du chaudron entre dans le mélangeur. On y verse dessus le liquide du bac. C’est ici que se fait le vrai contrôle de qualité du tofou. Plus le li­quide est brassé, plus il devient riche et nutritif.

Préparation des plateaux¬ moules.

Enfin, lorsque la couleur crémeuse du liquide donne satisfaction, l’ouvrier ouvre un robinet et tout le lait de soja, ou to-tsiang [ 豆漿 ], se déverse dans une grande cuve à hauteur de la taille, placée au milieu de la salle. Le lait est maintenant prêt à cailler. Un autre ouvrier jette une poudre blanche, un catalyseur, dans cette cuve et, en quelques mouvements, brasse avec une pelle le lait jusqu’à la montée d’une écume frissonnante. Cette poudre qui fait précipiter le lait conserve la caillebotte de toute dépréda­tion ou du « rougissement ». Tandis que la caillebotte se forme, un autre ouvrier prépare déjà les moules en bois. A hau­teur de table, un chenal court le long d’un pan de mur dans lequel glissent l’un derrière l’autre sept ou huit plateaux-moules en bois. Dans chacun d’eux, on dispose un tissu de la taille d’un mouchoir qui sert d’étamine à fromage pour ne laisser éhapper de la caillebotte que l’excédent de liquide.

Avec une grosse cuiller, un troi­sième ouvrier recueille la caillebotte qui se fige pour la verser dans les moules. Son bras se déplace alors de bas en haut entre la cuve et les moules dans le chenal. Le plateau-moule rempli est soli­dement enveloppé, puis recouvert par un autre plateau et ainsi de suite. Plus vite qu’une chaîne de montage d’usine, cet homme a bientôt assemblé des tours de plateaux-moules de tofou empilés, toutes branlantes avec du tofou encore tout flasque.

Pour en extraire l’excédent de li­quide, on place les plateaux sur la presse à poids contre le mur de devant. Fixés par des bras métalliques et lestés par de lourdes pierres, le tofou est comprimé pendant environ vingt minutes. Enfin, l’acte final, les plateaux sont sortis de la presse, déliés et empilés les uns sur les autres directement dehors dans la rue. Le tofou, prêt à la consommation, attend le livreur du matin.

A 9h 30, quand le soleil devient tout chaud et que la journée s’annonce toute belle, la fabrique de tofou est déjà toute sombre et vide. Devant, de grands ton­ neaux remplis de résidus de la première bouillie de soja, un sous-produit, atten­dent encore les livreurs des fermes por­cines qui viendront les emporter sur leur traditionnel tricycle. A ce moment-là, le tofou-sera déjà presque partout vendu.

Un succulent petit déjeuner.

L’ingrédient universel.

Partout ailleurs dans la ville, les carrés de tofou sont maintenant cuits en d’appétissants mets tandis que d’autres, encore frais sur les tables de préparation, inspirent les cuisiniers, les uns après les autres, pour créer une variété infinie de mets raffinés pour les plus fins gourmets dans les restaurants de Taïpei.

Dans le Kiangsou, la province maritime du fleuve Bleu, les gens ont cou­tume de dire qu’il vaut mieux manger du tofou que de la viande : c’est à la fois économique et nutritif. Le tofou est composé de protéines, de graisse végétale, d’amino-acides et de nombreuses vitamines. Il contient plus de protéines que tout autre aliment végétal et même que beaucoup de viandes. En revanche, il contient très peu de cholestérol. Il est recommandé à ceux qui souffre d’arté­ rioslérose, de maladie cardiaque, de tension artérielle ou de diabète. Enfin, c’est un aliment pour régime amaigrissant car il est pauvre en calories.

La fabrication du tofou a été décou­verte par Lieou An [ 劉安 ], prince de Houaï-nan, petit-fils de l’empereur Kao-ti de la dynastie Han, sous le règne de l’empereur Wen-ti (180-157 av. J .-C.). Dès lors, le tofou se répandit dans toute du Nord et, huit siècles plus tard, sous les Tang, on savait aussi le fabriquer au Japon, en Corée et dans le Sud-Est asiatique. Pendant des siècles, les nourrissons en Extrême­ Orient ont été nourris et sevrés avec du lait de soja et ses dérivés, et l’on ne compte plus les mains orientales qui portent à la bouche quelque chose issue du soja. Les temps ont changé, mais la con­sommation du tofou n’a pas cessé.

Peu avant , la communauté chinoise de Paris avait monté une grande fabrique de tofou dans la banlieue (Boulogne-sur-Seine) sous la direction d’un grand patriote chinois, Li Che­ tseng [ 李石曾 ] (1881-1973). Elle connut une grande activité. Malheureusement, elle fut interdite pour des raisons politiques, et la déclaration de la guerre en 1914 ne permit pas à sa réouverture.

Par ailleurs, sur les lieux mêmes de sa fabrication, le tofou a donné des pro­duits dérivés. Les principaux, comestibles et très estimés du public, qui sont aussi de consommation courante, sont le tofoupire [ 豆腐皮兒, teou-jou-pi-eul ], la peau épaisse ou la « crème » qui se forme sur le lait de soja et recueillie pour la fi­ nesse de son goût et ses propriétés nutritives, le tofoucare [ 豆腐乾兒, teou­ jou-kan-eul ], petite tablette de tofou salé et séché, le tofounaor [ 豆腐腦兒, teou­ jou-nao-eul ], ou teou-houa [ 豆花 ], du tofou filtré, débarrassé de son aspect granuleux, ressemblant à du flan**.

Le tofou ainsi vendu frais au marché ou congelé dans un supermarché, avec ses dérivés, reste l’un des principaux ingrédients de la cuisine chinoise. Et tant que vivra , il y aura du tofou. (Un mot à inscrire dans les dictionnaires français.) ■

*Tofou: (n.m.) du chinois teou-fou. Dans ce texte, ce terme est utilisé comme un nom commun français, au même titre que le thé, la bibasse, le litchi, le longane et d’autres mots français d’origine chinoise.

**En Chine du Sud, on dit tofoupire (tofoupire), loufou­cane (tofoucare) et lofounao (tofounaor).

Le mot soja, d’origine mandchoue, peut aussi s’é­crire soya (à l’anglaise).

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